La mise au point d’antibiotiques s’avérant peu lucrative, pour convaincre les grands groupes, il faudra peut-être opter pour une solution que la santé publique considère comme désagréable.
Les spécialistes en santé publique brossent un tableau sombre d’un monde sans nouveaux antibiotiques. Après des années d’utilisation incorrecte ou abusive des antibiotiques, les bactéries ont développé des mécanismes de défense, compromettant la capacité à traiter des maladies autrefois curables comme la tuberculose et la gonorrhée.
Quatorze nouveaux antibiotiques ont été approuvés par les autorités américaines ou européennes depuis 2014. Parmi eux, seuls trois sont considérés comme nouveaux, ayant une nouvelle structure chimique ou un nouveau mode d’action. Les autres sont des dérivés d’antibiotiques existants: beaucoup ont été développés voici trente ans et se révèlent de plus en plus inefficaces. La résistance bactérienne à un antibiotique entraîne souvent une résistance à des types d’antibiotiques similaires, d’où la nécessité de nouveaux produits.
La diminution du nombre de nouveaux antibiotiques place les responsables de la santé publique mondiale dans une situation désespérée. Pour éviter qu’une crise sanitaire latente ne se transforme en une véritable pandémie, les entreprises pharmaceutiques doivent développer et commercialiser de nouveaux antibiotiques. Or la mise au point d’un nouvel antibiotique comporte des risques et des coûts considérables: environ 95% des essais cliniques se soldent par un échec et les ventes sont généralement insuffisantes pour rentabiliser l’investissement requis. Pour convaincre les grands groupes, il faudra peut-être opter pour une solution que la santé publique considère comme désagréable: offrir des incitations financières à une industrie déjà très rentable.
Roche a été un acteur majeur dans le domaine des antibiotiques pendant des décennies mais le groupe s’est retiré du marché en 1999 pour n’y revenir qu’en 2013. La multinationale et sa filiale américaine ont actuellement deux candidats-antibiotiques en phase clinique et travaillent également sur des solutions numériques et diagnostiques.
«L’ensemble de la filière des antibiotiques doit être revigorée», tonne Douglas Häggström, qui dirige INCATE, l’incubateur pour les thérapies antibactériennes en Europe, hébergé par l’Université de Bâle. Cette structure, qui a été créée l’an passé tente de résoudre le problème. Chaque trimestre, elle sélectionne deux à quatre jeunes start-up spécialisées dans les antibiotiques qui bénéficieront d’un soutien commercial et d’une subvention de 10’000 d’euros pour développer leurs projets. Une poignée d’entre elles recevront un financement pouvant atteindre 250’000 d’euros par entreprise. D’ici à 2023, INCATE a pour objectif de soutenir 50 entreprises. D’autres organismes de financement à but non lucratif, tels que CARBX, soutenu par le gouvernement américain, tentent également d’accélérer l’innovation dans ce domaine.
De nombreux espoirs reposent également sur le Fonds d’action contre la résistance aux antimicrobiens, lancé au plus fort de la pandémie de Covid-19 et doté d’un trésor de guerre d’un milliard de dollars pour mettre sur le marché deux à quatre nouveaux antibiotiques d’ici à 2030. Ce fonds, dont le siège européen se trouve à Bâle, est soutenu par les 20 plus grandes sociétés pharmaceutiques. Le 4 avril, il a annoncé ses premiers investissements dans deux start-up disposant d’antibiotiques en cours d’essais cliniques.
Le 12 avril, le Royaume-Uni a annoncé le premier modèle mondial d’abonnement pour l’approvisionnement en antibiotiquesLien externe, dans le cadre duquel le National Health Service verse aux entreprises un montant fixe à l’avance pour des produits efficaces plutôt que de les rembourser en fonction de la quantité vendue. Le projet pilote offrira à la multinationale américaine Pfizer et à la société japonaise Shionogi des contrats plafonnés à 10 millions de livres sterling par an chacune pour fournir un nouvel antibiotique pendant une période pouvant aller jusqu’à dix ans. L’avenir dira si cela suffit à maintenir les grandes entreprises sur le marché.
«De telles incitations peuvent être un mal nécessaire pour relancer le système», déclare Jean-Pierre Paccaud, directeur de Global Antibiotic Research and Development Partnership (GARDP). Cette organisation à but non lucratif, basée à Genève, développe des antibiotiques répondant aux besoins de santé mondiaux. «Je ne suis pas convaincu que cela soit durable, mais nous n’avons pas de meilleure solution pour le moment», conclut Jean-Pierre Paccaud.
Source : Swissinfo.ch